CHAPITRE XX

J'étudiai mon reflet dans le miroir d'argent poli accroché au mur : les cheveux coupés, la barbe élégamment taillée, je me reconnaissais à peine.

— Tu n'es plus le prince-mercenaire de naguère, dit Finn.

Je voyais son image dans le miroir. Pour l'occasion, il s'était vêtu de cuir blanc qui accentuait son teint sombre. L'or de ses bijoux-lir étincelait sur ses biceps, à son oreille. Il ressemblait plus à un guerrier barbare qu'à l'invité d'une noce.

Je me détournai du miroir.

— Combien de temps reste-t-il ?

— Cela suffit, Karyon, dit-il. Ne t'agite pas ainsi ! Crains-tu qu'elle ne vienne pas ?

— Ils sont des centaines dans la salle d'apparat ! Si Electra ne vient pas, je n'oserai plus jamais me montrer à eux ! Par les dieux, j'en suis malade ! Je n'aurais jamais dû accepter... Je préférerais l'avoir dans mon lit tout de suite que d'affronter cette cérémonie...

— Je croyais que tu l'épousais pour sceller la paix entre vos royaumes, railla Finn. As-tu changé d'avis ?

Je soupirai et arrangeai le diadème d'or sur mon front.

— Non, répondis-je. Mais si j'étais libre...

— Un roi ne l'est jamais. Si tu étais à ma place... ( Il haussa les épaules. ) Inutile d'épiloguer. Une fois à pied d'oeuvre, tu t'en sortiras correctement.

— Karyon.

C'était Torry, vêtue de soie bronze et parée de perles.

— Electra est presque prête, dit-elle.

— Par les dieux... Je ne sais plus quoi faire. Oh, j'ai vraiment été un imbécile...

— Ça t'arrive souvent, commenta Finn. Mais tu ne dois pas le leur laisser voir aujourd'hui. Surtout pas à Electra !

— Et le cadeau... Voilà que je suis en train d'oublier le cadeau !

J'allai à la boîte d'ivoire posée sur la table, et j'en sortis une ceinture d'argent ornée de perles et de saphir.

— Karyon ! s'écria Torry. Où as-tu trouvé un tel bijou ?

Je tirai aussi du coffret un collier d'argent serti d'un unique saphir entouré de perles, et des boucles d'oreilles assorties.

Finn m'arracha le collier des mains, de la colère dans ses yeux jaunes.

— Sais-tu ce que sont ces bijoux ?

— Oui, dis-je. Ils appartenaient à Lindir. Je les ai choisis pour en faire don à Electra.

— Hale les a fabriqués, cracha Finn. Mon jehan a mis tous ses soins à faire ces bijoux, et tu veux les donner à Electra ? Pourquoi ne les donnes-tu pas plutôt à ta rujholla ?

— J'ignorais qu'ils étaient l'œuvre de Hale, mais je les destine à Electra. A la reine d'Homana.

Finn se tourna vers Torry et lui passa le collier autour du cou avant que j'aie pu réagir.

— Tiens ! Vole-les à ta sœur pour en parer cette femme, si tu l'oses.

— Non ! cria Torry en enlevant le collier et en me le tendant. Je refuse de me mêler à vos dissensions !

Je reposai les bijoux dans le coffret et fermai le couvercle. Finn quitta la pièce sans un mot.

— Je ne l'ai jamais vu aussi furieux, dit Torry.

Même pas quand Alix l’a obligé à se reposer sous la tente au lieu d'aller à la chasse avec Donal.

Je ris, content d'avoir un sujet de discussion différent.

— Alix et Finn sont souvent en colère l'un contre l'autre, dis-je. Cela date du jour où Finn a enlevé Alix.

— Oui, il m'a tout raconté. Il m'a dit aussi que s'il lui arrivait de désirer de nouveau une femme comme il a désiré Alix, il ne laisserait rien s'interposer entre lui et elle. Ni son frère, ni même toi. Je l'en crois capable.

— Il n'a jamais accepté de ne pas avoir conquis le cœur d'Alix. Je doute qu'il s'en remette un jour. ( Je lui pris le bras. ) Viens, il est temps que ce mariage ait lieu.

La salle d'apparat était pleine à craquer de tous les nobles d'Homana et de Solinde, ainsi que de la fine fleur des Cheysulis. J'attendis Electra devant les portes d'argent martelé. Tous ces gens étaient là pour assister à l'union de deux royaumes ennemis ; peut-être nourrissaient-ils l'espoir secret de nous voir nous égorger devant le prêtre ?

Mes dents étaient si serrées qu'elles me faisaient mal. Je n'aurais jamais cru être autant effrayé par mon propre mariage. Et dire que j'étais un soldat...

Mes yeux parcoururent la foule des invités. Il y avait ma mère, à présent vêtue comme il convenait à son rang. Alix et Duncan, l'air grave. Tourmaline brillait comme un joyau, et Lachlan, non loin d'elle, avait l'air totalement envoûté.

Pauvre harpiste, perdu dans son adoration sans espoir pour ma sœur ! Personne n'y pouvait rien, lui moins que tous, à part supporter la frustration du mieux qu'il pouvait.

— Mon seigneur.

C'était Electra. Elle était vêtue de blanc, la couleur du deuil, pour montrer ce qu'elle pensait de notre union. Elle me fixa de son regard gris intense, ses longs cils balayant ses joues d'ivoire. Son abondante chevelure blonde tombait librement sur ses épaules, comme il convient à une vierge sur le point de devenir épouse.

— Je porte vos cadeaux nuptiaux, dit-elle.

Ils étaient moins séduisants qu'elle. Par les dieux, quelle femme... L'envie de la serrer contre moi me traversa.

Pourtant, à ce moment, elle était moins femme qu'animal de proie. Son assurance ne me laissait aucun doute sur le mépris qu'elle ressentait pour moi. Et pourtant, je la désirais plus que jamais ; plus que je n'osais me l'avouer.

Je lui offris mon bras.

— Ma dame... Vous me faites honneur.

— Mon seigneur... Attendez de découvrir ce que je peux faire d'autre, murmura-t-elle.

La cérémonie fut brève, et je n'y prêtai pas grande attention. J'étais préoccupé par la désapprobation de Finn, par la beauté troublante d'Electra, et par ma hâte de la posséder enfin.

Je prononçai les vœux qui nous liaient ; Electra les répéta après moi, son accent solindien apportant une tonalité étrange aux mots homanans teintés de cheysuli.

Le prêtre posa une main sur sa tête, l'autre sur la mienne ; il sourit et prononça des mots de bénédiction pour le Mujhar et sa nouvelle épouse.

Electra était enfin à moi ; j'avais l'intention de la garder jalousement.

Quand le festin nuptial fut terminé, les invités de la noce se rendirent dans une salle d'audience plus petite mais non moins splendide que la salle d'apparat et son trône ancestral. Bientôt, les hommes, échauffés par le vin, ne parlèrent plus de politique, mais attendirent avec impatience que la danse commence.

C'était au Mujhar et à son épouse d'ouvrir le bal. Lui offrant mon bras, j'entraînai Electra au milieu de la piste pavée de rouge.

Elle dansait divinement, légère et gracieuse. La danse était plus une parade nuptiale qu'un exercice physique. Tous les yeux étaient fixés sur nous.

— Dites-moi, murmurai-je au milieu d'une figure complexe qui nous avait entraînés au centre de la grande piste, où est Tynstar ?

Elle se raidit, faillit manquer un pas.

— Pensiez-vous que je ne vous poserais pas cette question ?

La danse nous sépara, nous rapprocha de nouveau.

— Mon seigneur, vous m'avez prise par surprise, dit-elle en baissant les cils.

— Je ne pense pas que cela soit possible, Electra. ( Je lui souris. ) Où est-il ?

— Il est parti, répondit-elle après un long silence. Je ne sais pas où il est allé.

— Autant vous habituer à vous contenter de moi, dis-je en réponse à l'hostilité de son ton. Vous êtes mon épouse désormais.

— Et la reine, si je ne m'abuse ?

— Et la reine. Vous désirez vraiment la couronne, n'est-il pas vrai ?

— J'en suis digne ! assura-t-elle avec toute la hauteur de sa naissance royale. Et il est trop tard pour me la refuser.

— Je n'en ai aucune intention, acquiesçai-je. Vous serez la mère de mon héritier.

— C'est le prix que vous entendez fixer ? Un enfant ?

— Un fils. Donnez-moi un fils, Electra.

Elle sourit.

— Je suis peut-être trop âgée pour porter vos enfants, répondit-elle. Y avez-vous songé ?

Je broyai sa main dans la mienne.

— Ne dites pas de bêtises, ma Dame. Je suis sûr que Tynstar, quand il vous a fait don de la jeunesse éternelle, a aussi préservé votre capacité d'enfanter.

La danse venait de s'achever. Electra sourit de nouveau.

— Très bien, mon seigneur époux. Je vous donnerai l'enfant que vous désirez.

Ensuite, les festivités me parurent interminables. Il m'était impossible de l'entraîner tout de suite dans ma chambre. Il me fallait attendre.

Plus tard, couché dans les bras d'Electra, ses membres mêlés aux miens, je songeai que le monde avait changé. Seul le désir nous avait unis, au début. Puis autre chose l'avait remplacé. Pas l'amour, il était trop tôt pour y songer, et nous avions été trop longtemps ennemis.

Une forme de compréhension mutuelle, voilà ce que c'était. Le chemin ne serait pas facile, mais il ne me paraissait plus impossible.

— As-tu oublié que j'étais la maîtresse de Tynstar ? demanda-t-elle soudain.

— Je n'ai rien oublié ; mais tu partages désormais mon lit, pas celui de l'Ihlini. Ce qui était auparavant n'a plus d'importance.

— Vraiment ?

— Non, pas vraiment, capitulai-je. Mais tu m'as épousé. Laissons Tynstar en dehors de notre mariage.

— Je ne pensais pas que tu admettrais que cela comptait. Mais ne me blâme pas : je n'ai pas eu grand choix en la matière !

Elle se dégagea de mon étreinte et s'assit sur le bord du lit.

— Tu ne peux pas savoir ce que c'est, d'être une femme, et d'être considérée comme la récompense qui sera offerte au vainqueur. Tynstar a exigé de m'avoir. Et toi aussi, tu as décidé que tu m'épouserais quand Solinde aurait perdu la guerre.

— Tu as été offerte en paiement à Tynstar ? ( Je fronçai les sourcils. ) Je n'avais pas pensé à cela.

— Tu croyais que je l'avais librement choisi ?

— C'est l'impression que tu m'as donnée !

— Tu étais l'ennemi ! Allais-je me rendre si aisément, sans opposer de résistance ? Tu es bien un homme, Karyon, semblable aux autres... Tu penses que la seule chose qui importe à une femme, c'est d'inspirer le désir. Il n'y a pas que cela... Il y a le pouvoir, par exemple...

Je la tirai de nouveau contre ma poitrine.

— La guerre est finie entre nous, dans ce cas ?

— Je ne veux pas de guerre dans notre lit. Mais si tu essaies de faire du tort à mon pays, je m'opposerai à toi de toutes mes forces.

Je passai un doigt le long de sa mâchoire.

— En essayant de nouveau de me faire assassiner ?

— Es-tu obligé de me rappeler ceci ?

— Zared aurait pu réussir... Pire encore, il aurait pu tuer ma sœur par erreur. Penses-tu que je puisse oublier ?

— Oui, je voulais te faire tuer ! Tu étais l'ennemi, que pouvais-je faire d'autre ? Si j'avais été un homme, tu trouverais cela normal ! N'as-tu jamais tué d'ennemis ? Je ne suis pas un homme, je fais la guerre avec les armes que je peux, poignard ou magie, quelle différence ? Mais Solinde a perdu la guerre, et tu m'as fait reine d'Homana. Je t'ai épousé, et je partage ton lit, mon seigneur. C'est là tout ce qu'une femme peut faire.

— Tu oublies, dis-je doucement, que tu peux aussi porter mon fils.

— Pour qu'il hérite du royaume d'Homana ! Et quel bien cela fera-t-il à Solinde ?

— Donne-moi deux fils, Electra, et le second héritera de Solinde.

Elle me regarda, essayant de déterminer si je mentais.

Mais j'avais dit la vérité.

Elle releva le menton.

— Mon fils héritera du royaume, murmura-t-elle avec un sourire de triomphe.

Je me sentis tomber dans un trou sans fond.

— Ja'hai, cheysu, Mujhar dis-je à mi-voix. Accepte cet homme pour Mujhar. Ce n'était pas aux dieux que je m adressais.